Les zones grises de la violence contemporaine
avec jean-françois Thibault
Depuis plusieurs décennies, le sentiment général au sein du monde démocratique est que la violence et la guerre sont chose du passé et que la paix finira par s’imposer partout. Plusieurs indices laissent en effet penser que l’époque est bien moins guerrière que les périodes précédentes de l’histoire.
Ce constat tient-il la route alors que sévit la guerre en Ukraine, que se profile un affrontement majeur avec la Chine et que perdurent des situations conflictuelles provoquant des dizaines de milliers de victimes un peu partout sur la planète? La situation est d’autant plus troublante que même les démocraties semblent fragilisées et sont désormais fréquemment confrontées à des risques et à des menaces (attentats terroristes, montée de l’extrême droite, tentatives d’insurrections, violences policières, désinformation, cyberattaques, ingérences étrangères, etc.) qui ébranlent les institutions de l’État de droit et bousculent même dans certains cas l’ordre public.
Pour nous aider à mieux comprendre la période dans laquelle les sociétés démocratiques se trouvent, l’équipe de votre magazine ALLUMEZ a rencontré Jean-François Thibault, professeur titulaire de relations internationales et doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales de l’Université de Moncton.
La violence et la guerre sont-elles vraiment en train de disparaître?
Il faut d’abord s’entendre sur les termes.
Si la guerre qui sévit en Ukraine depuis février 2022 sert de rappel qu’une guerre de haute intensité est toujours possible, il convient de noter que de tels affrontements interétatiques ont fortement diminué depuis la Seconde Guerre mondiale, notamment entre les grandes puissances. De même, le nombre de décès associés à ces guerres a fortement diminué.
Mais l’usage de la violence elle-même ne semble pas avoir diminué. Ce à quoi nous assistons depuis au moins deux décennies, c’est à l’émergence de nouvelles formes de violence souvent plus diffuses qui n’impliquent pas nécessairement des États et ne reflètent plus une logique de duel.
Des guerres conventionnelles classiques mettant en scène un affrontement armé entre États, nous sommes passés à des conflits hybrides de plus faible intensité – on en compte une cinquantaine aujourd’hui – au sein desquels les acteurs ne sont plus uniquement des États, mais des entrepreneurs militaires privés (Blackwater et Wagner), des groupes subétatiques ou transnationaux, parfois criminalisés (seigneurs de guerre), des groupuscules terroristes ou même des civils, qui adoptent des modes d’action ainsi que des tactiques variées selon les contextes et les circonstances.
En bref, les violences qui tendent à dominer aujourd’hui n’ont plus la même forme et n’obéissent plus toujours à la logique classique du duel opposant des combattants réguliers en vue d’imposer leur volonté à un adversaire considéré comme l’ennemi.
L’émergence de ces nouvelles formes de violence a pour principale conséquence que ces dernières viennent brouiller la frontière entre paix et guerre, entre des zones de paix où la violence est absente et des zones de guerre où la violence s’impose.
Que voulez-vous dire par un brouillage de la frontière entre guerre et paix?
Essentiellement, que les formes de violence qui dominent aujourd’hui se produisent dans ce que l’on nomme dans la littérature spécialisée des « zones grises », c’est-à-dire des zones qui ne correspondent ni à une période de paix, ni à une période de guerre, mais s’inscrivent sur un continuum qui n’est pas tout à fait une guerre, mais déjà plus la paix. Il s’agit d’un entre-deux au sein duquel la violence sous différentes formes est plus ou moins susceptible de survenir.
Dans ces zones grises, les menaces et les risques sont diffus, mais demeurent présents et pourront prendre des formes variées selon les circonstances, contribuant ainsi à fragiliser les sociétés qui y sont confrontées.
La violence n’est alors plus cantonnée dans un théâtre d’opérations circonscrit. Elle est déterritorialisée, et il n’y a bien souvent plus de front où sont concentrées les violences et où les protagonistes seraient identifiés et identifiables. Il est de plus en plus difficile de distinguer entre combattants et non-combattants et de clairement identifier l’ennemi.
«...les violences qui tendent à dominer aujourd’hui n’ont plus la même forme et n’obéissent plus toujours à la logique classique du duel opposant des combattants réguliers en vue d’imposer leur volonté à un adversaire considéré comme l’ennemi. » Jean-François thibault
De telles zones grises comportent donc différentes formes de violence?
Oui, tout à fait.
Dans certains cas, selon la nature de la situation, la violence pourra s’inscrire dans un conflit armé hybride (guérilla, guerre civile, intervention militaire, etc.).
Dans d’autres cas, la violence sera plus ponctuelle (attentat terroriste, insurrection et rébellion) et frappera souvent de façon sporadique dans une perspective plus tactique que stratégique.
Dans d’autres cas encore, la violence sera de nature non cinétique (immatérielle) et prendra des formes plus ambiguës (embargos, pressions économiques ou judiciaires, cyberattaques, désinformation, ingérence étrangère dans les processus démocratiques, etc.) frappant une société de manière largement indiscriminée, mais pouvant entraîner des effets cinétiques (matériels) ainsi que des conséquences stratégiques à plus long terme.
Cela dit, ces catégories sont fluides et souvent imbriquées les unes dans les autres.
Peut-on vraiment mettre sur le même pied une guerre civile, une insurrection, une cyberattaque ou une campagne de désinformation?
À première vue, la réponse serait non. Mais ces différents phénomènes, même s’ils adoptent des formes différentes et ne se situent pas au même point sur le continuum de la violence, peuvent conduire à des effets similaires pour les sociétés qui les subissent. D’autant plus qu’ils sont fréquemment utilisés simultanément. N’oublions pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a été précédée par des affrontements armés dans le Donbass dès 2014 ainsi que par des campagnes de désinformation et des cyberattaques dans les mois qui ont précédé l’invasion elle-même.
Il devient ainsi de plus en plus difficile de déterminer si nous sommes ou non, avec ces violences, engagées dans une guerre. Par exemple, la série d’attaques terroristes en France en 2015 qui ont fait plus de 150 morts relevait-elle d’une guerre opposant la France et l’État islamique?
Une partie du problème est ici que ce concept de guerre est aujourd’hui utilisé à toutes les sauces : guerre économique, cyberguerre, guerre digitale, guerre contre le terrorisme, guerre contre la terreur, guerre culturelle, guerre de l’information, guerre de civilisation, guerre psychologique, guerre contre la COVID, etc.
Or, en utilisant le concept de manière aussi large, on le vide de son sens principal et, surtout, on ne se donne pas les outils permettant de comprendre ou de mettre en récit les événements et les phénomènes de violence auxquels les sociétés sont aujourd’hui confrontées.
« Ce que révèlent ces différents visages de la violence, c’est la grande vulnérabilité des sociétés qui se trouvent profondément déstabilisées, jusqu’à être éventuellement plongées dans une spirale de violence dont il peut être ardu de sortir. »
Que signifient ces nouvelles formes de violence pour la démocratie?
La paix que nous connaissons depuis des décennies dans la plupart des États démocratiques peut à tout moment basculer dans une situation de crise qui verra les menaces et les risques de violence occuper une place plus grande.
Par définition, contrairement aux régimes autoritaires, les démocraties sont des régimes politiques fragiles qui demandent pour bien fonctionner une certaine retenue. Cette retenue repose à la fois sur les institutions de l’État de droit (notamment la séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire), mais aussi sur des éléments plus intangibles comme la confiance dans ces institutions et dans celles et ceux – c’est-à-dire les personnes élues – qui en sont les principaux garants.
À l’heure où l’on se parle, plusieurs États démocratiques sont sérieusement ébranlés par l’affaiblissement de cette confiance, laquelle contribue en retour à accentuer les divisions au sein d’une société et la polarisation de divers segments de cette société. Il s’agit là, je viens de l’invoquer, d’une dangereuse spirale qui, dans les cas extrêmes, pourra conduire à des violences. Or, la violence se nourrit de la violence et il suffira parfois d’une étincelle pour qu’une société glisse vers d’autres actes de violence.
On l’a vu aux États-Unis en janvier 2021, au Brésil en janvier 2022 ainsi qu’en Allemagne en décembre 2022. Les menaces et les risques existent bel et bien, et il serait naïf de refuser d’en prendre conscience.
De quelles manières les démocraties peuvent-elles prévenir un glissement vers la violence?
Je crois que les principaux risques sont aujourd’hui de nature non cinétique. La violence physique est toujours possible, notamment sous la forme d’un attentat terroriste, mais il faut intervenir en amont, là où ces violences cherchent un prétexte pour se développer.
Ceux qui envisagent des moyens violents chercheront souvent à se justifier et à présenter cette violence comme nécessaire, selon la situation.
La désinformation et l’ingérence étrangère qui occupent une place de plus en plus importante aujourd’hui constituent alors l’un des moyens dont ils disposeront. La lutte contre la désinformation et l’ingérence étrangère sera essentielle au rétablissement de la confiance des citoyennes et citoyens et à leur adhésion à l’État de droit et aux principes de la transition pacifique de pouvoir.
Jean-François Thibault
Spécialiste de relations internationales et doyen de la Faculté des arts et des sciences sociales de l’Université de Moncton depuis 2016, Jean-François Thibault poursuit ses travaux de recherche à l’intersection entre l’histoire des idées, l’éthique politique et les relations internationales. Auteur de plus d’une cinquantaine de publications scientifiques, dont la plus récente est « Le débat sur l’égalité juridico-morale des combattants : remarques à l’ombre de la guerre en Ukraine » (Annuaire français de relations internationales, vol. 24, 2023), il prépare actuellement un manuscrit d’ouvrage sur l’éthique de la guerre.