Repenser le monde du travail

entretien avec Pierre Battah

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La pandémie mondiale a eu des effets importants sur notre vie et notre société. En plus de nous confronter à des enjeux de santé publique et des bouleversements économiques, la COVID-19 a entraîné d’importantes répercussions sur le monde du travail et une sérieuse remise en question de nos façons de faire.

Alors que nous émergeons de cette crise et que nous effectuons un retour à une relative normalité, nous sentons tout de même que les choses ne seront peut-être plus comme avant.

Que nous réserve l’avenir du marché de l’emploi? Comment pouvons-nous nous préparer à l’évolution inévitable qui nous attend? Pour nous aider à mieux comprendre les grandes tendances qui se dessinent à l’horizon, votre magazine Allumez a rencontré Pierre Battah, expert-conseil en ressources humaines, conférencier, auteur primé et diplômé de l’Université de Moncton.

À votre avis, de quoi aura l'air le marché du travail après la pandémie? Quels secteurs d’emploi seront les plus populaires au niveau mondial?

De nombreux emplois seront remis en perspective.

Selon les chercheurs de McKinsey, une société internationale de conseil en stratégies, des estimations s’étirant jusqu’à 2030 démontrent que les catégories qui connaîtront la plus importante croissance se situeront dans le domaine de la santé, soit les professionnels, les aides, les techniciens et les préposés aux soins, dans le secteur STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) et dans celui de la gestion.

Les secteurs frappés par une faible croissance toucheront les professionnels du milieu des affaires, du secteur artistique et du transport. Les emplois en diminution altéreront les secteurs des ventes, du service à la clientèle, de l’alimentation, de la réparation et de l’agriculture. Ces travailleurs s’orienteront probablement vers des postes de manufacture et d’entreposage. La technologie, notamment l’automatisation et la robotisation, aura une incidence sur certains emplois de soutien administratif.

Les experts semblent unanimes sur le fait que les secteurs d’emploi à faible revenu connaîtront peu de croissance.

Les professions les plus et les moins demandées au Canada atlantique

En cette période d’après pandémie, d’importantes transformations se sont imposées dans le monde du travail et certaines tâches s’exécutent différemment. Quelles sont les modifications qui perdureront et lesquelles seront abandonnées?

Nous avons tous constaté que la crise de la COVID-19 a métamorphosé des domaines où la capacité technologique existait, mais dont l’implantation était négligée.

Beaucoup d’entreprises ont été contraintes d’adopter, par nécessité, le télétravail comme mode de fonctionnement, mais le désir d’un retour au bureau se fait sentir au sein des établissements d’enseignement et des employeurs. De ce fait, des modèles hybrides combinant travail à distance et en présentiel se matérialisent peu à peu, notamment dans le domaine de l’éducation et de la santé. Par conséquent, le télétravail est implanté à long terme.

Les employeurs ont dû faire face à de nombreux défis, en particulier celui de gérer les habiletés des gestionnaires et des superviseurs pour coordonner le travail. Comme ces derniers ne pouvaient superviser de visu les travailleurs, une meilleure planification des tâches comprenant des étapes à franchir, des objectifs chiffrables et précis, et des échéanciers réfléchis, s’est imposée afin d’obtenir de bons résultats.

Maintenant que nous sommes habitués à nos outils virtuels, les déplacements et les voyages d’affaires devraient reprendre, mais de manière différente qu’avant la pandémie.

À quoi ressembleront nos milieux de travail?

Bien avant la pandémie, la refonte des bureaux valorisait la création des lieux de rencontre et d’échanges, ainsi que la priorité accordée à ces derniers, en minimisant l’aire de travail consacrée aux personnes.

Selon Tsedal Neeley, professeure à la prestigieuse Harvard Business School et auteure du récent livre Remote Work Revolution, les espaces de bureaux deviendront de plus en plus un outil pour l’employeur, plutôt qu’une destination, pour atteindre des objectifs de rentabilité, de pertinence et de productivité, et pour optimiser la mobilisation des employés.

Tammy Carroll, Ph. D., psychologue industrielle et organisationnelle, fondatrice de Momenta Consultation et diplômée de l’Université de Moncton, pense également que « le bureau deviendra dorénavant un lieu de rencontre pour attiser la collaboration et l’innovation, et satisfaire aux besoins d’échanges sociaux des gens, tout en contribuant aux intentions des employeurs de renforcer le sentiment d’appartenance et de mobilisation. »

La conception des bureaux avait déjà tendance à s’orienter vers la réduction d’une place assignée et réservée à chacun, les bureaux fermés étant en voie de disparition depuis une génération en faveur des cubicules et des espaces de travail communs.

Les employeurs, qui cherchent à recruter et à garder leurs effectifs, ont intérêt à prendre en considération cette tendance afin d’offrir aux gens la possibilité de travailler de la façon qui leur convient le mieux pour qu’ils soient performants et sereins.

La pandémie a fait ressortir la nécessité de se doter d’un autre éventail d’habiletés. Quelles sont-elles?

En bref, voici les habiletés recherchées par les employeurs :

  • La capacité de l’employé d’apporter son sérieux, son professionnalisme et son expérience pour accomplir les tâches demandées.
  • Le rendement, la productivité et les résultats demeurent les atouts les plus recherchés.
  • Savoir facilement s’intégrer dans des endroits divers et inclusifs, valoriser le respect et refuser des comportements inappropriés deviennent essentiels pour les employeurs.
  • La compétence de s’adapter aisément en présence de la nouveauté et de l’apprentissage, tout en faisant preuve de résilience.
  • Les employeurs préféreront s’entourer d’employés qui possèdent déjà les capacités de gestion de stress, d’organisation personnelle, de priorités et de résilience.

Quel est le rôle des employeurs face à l’évolution du marché du travail et des emplois?

Aux employeurs, je citerai les paroles bien connues du groupe iconique acadien 1755 : « le monde a bien changé. »

Les difficultés de recrutement et de rétention dans des secteurs sans pénurie de main-d’œuvre se font déjà ressentir chez les employeurs qui restent sourds aux exigences actuelles et qui essaient tout simplement de retourner unilatéralement aux approches et aux politiques d’avant la pandémie, en favorisant strictement le travail en présentiel et en refusant d’en dialoguer avec leurs équipes.

Ce comportement, qui date d’une autre époque, donne lieu à des démissions, à un désengagement palpable et un présentéisme trompeur puisque le cœur et l’essentiel du cerveau des employés ne sont pas présents.

« Les employeurs et les établissements d’enseignement postsecondaire ont intérêt à demeurer à l’affût des tendances et à l’écoute des gens, et de comprendre que la flexibilité et la capacité de créer un dialogue avec leurs parties prenantes sont devenues primordiales. »

Pierre battah

La pandémie a fait ressortir les besoins universels des employés sur plusieurs plans, entre autres la nécessité d’aligner les valeurs des employés avec celles de l’employeur, et d’établir un rapport sain avec le gestionnaire qui favorise la collaboration, la valorisation et le respect des employés.

Les employeurs ont intérêt à comprendre et à agir en conséquence, en prenant conscience du fait que même si la rémunération et les avantages sociaux sont toujours très importants, ces éléments ne sont pas la priorité absolue.

Les employés préfèrent posséder les outils nécessaires et recevoir un encadrement qui clarifie leur rôle et les attentes, afin de combler les espérances de l’employeur.

Les employeurs éclairés offriront un travail qui saura attirer et motiver les gens à rester en place, en valorisant l’individualité, tout en étant inclusifs et intègres en matière de durabilité environnementale et de responsabilité sociale.

Dans son rapport, Future of Work Trends 2022 – A New Era of Humanity, Korn Ferry prédit que 50 % des employés auront besoin de perfectionnement et d’évolution de compétences d’ici 2025. De ce fait, toutes les entreprises ont intérêt à adopter des cultures d’apprentissage afin de gérer favorablement les fluctuations des marchés, de mieux se positionner devant les transformations et changements organisationnels, et de créer des milieux de travail attrayants.

Quelles sont les manières les plus appropriées pour permettre au personnel d’atteindre son plein potentiel dans le futur?

L’apprentissage demeure pour moi la stratégie la plus cohérente et la plus prometteuse pour les employés, peu importe la profession ou le rôle de ces derniers dans une organisation, et que ce soit au début, en milieu ou en fin de carrière.

Différentes possibilités de formation continue ont vu le jour et beaucoup de salariés, en fonction de leurs besoins, ont profité d’un partenariat avec leur employeur ou ont décidé de leur propre initiative d’améliorer leurs connaissances.

Il faut tout de même faire preuve de vigilance quant à cette explosion d’occasions d’apprentissage car elle nécessite de se diriger vers la bonne orientation.

Finalement, les bénéfices du coaching et du mentorat individuel sont convaincants pour les personnes qui désirent cheminer dans leurs carrières et préparer leur avenir. L’International Coaching Federation (fédération internationale du coaching), le numéro un de la profession sur le plan mondial, a présenté diverses recherches démontrant que le coaching a tendance à générer un rendement de 4 $ à 8 $ pour chaque dollar investi.

Comment les gens peuvent-ils se préparer à assumer des rôles de gestion et de leadership dans la nouvelle réalité du travail?

En effectuant des recherches pour mon livre, qui porte spécifiquement sur le leadership organisationnel, les études et l’expérience du monde réel confirment que la méthode classique de former des gestionnaires et des leaders, avec des compétences précises de gestion et de leadership, est en pleine transformation.

Ces anciens modes d’emploi céderont au profit d’une procédure plus holistique, qui favorisera le leadership adaptatif prônant une approche situationnelle. Les nouveaux leaders sauront développer une série d’outils variés de techniques et de conduite pour analyser une situation et ils utiliseront les ressources supérieures en leur possession.

Les personnes qui occupent actuellement des postes de leadership, ou qui y aspirent, doivent comprendre qu’il ne suffit plus d’imiter les dirigeants performants qui les inspirent,

« L’époque où l’on acceptait tout simplement un rôle de leadership et où on apprenait sur le tas est révolue. »

Peu importe que nous ayons l’occasion de tirer avantage des offres de formation auprès de notre employeur, nous avons chacun la responsabilité de prendre le contrôle de notre instruction comme projet de vie, si nous souhaitons participer pleinement au marché du travail d’aujourd’hui.

Quelle est la mission des universités quant au futur marché du travail?

Dans un rapport de 2016, le Forum économique mondial prédisait que les enfants qui commençaient l’école primaire occuperaient probablement des emplois qui n’existaient pas encore à ce moment-là. Ces jeunes ont à présent 12 ans.

Un autre rapport de la Harvard University signalait que les études traditionnelles seraient de plus en plus numérisées. À mon avis, les universités et collèges, qui forment les gens dans les professions conventionnelles telles que la médecine, le génie, la technologie, le droit, l’enseignement, etc., ont intérêt à préparer les étudiants à devenir des travailleurs polyvalents.

Les universités doivent anticiper la demande du marché et se convertir afin d’enseigner les connaissances et les aptitudes aux étudiants, pour les besoins futurs. Les personnes évoluant dans leur carrière, dans différents secteurs reliés, ne feront plus l’exception. Des habiletés numériques hors pair et un esprit entrepreneurial seront nécessaires pour réussir dans la vie. Par conséquent, l’apprentissage doit être de plus en plus interdisciplinaire, personnalisé et centré sur les compétences humaines. Il doit non seulement accorder la priorité à l’étendue d’un domaine, mais également s’aventurer vers des sphères connexes.

À mon avis, les établissements postsecondaires ont intérêt à s’engager comme leaders, afin de créer de nouveaux modèles de partenariat avec le secteur privé et le gouvernement. Ces collaborations faciliteraient l’entrée des jeunes sur le marché de travail et s’attaqueraient vigoureusement aux multiples défis de la pénurie de main-d’œuvre. Ils permettraient également de réexaminer l’apprentissage continu et le perfectionnement des compétences à vie pour que les futurs travailleurs restent à jour, tout au long de leur parcours professionnel.

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